Charles Taylor est-il compromis avec le Prix Templeton ?

2017-02-15

Étant donné la sortie très médiatisée de Charles Taylor tout récemment—pour répudier une des recommandations-clé de la Commission Bouchard-Taylor (interdiction des signes religieux pour les fonctionnaires en position d’autorité)—, je republie ici un vieux texte de 2007 qui nous en apprend des choses sur ce soi-disant philosophe.

Ce texte est aussi disponible sur mon site Vivre sans religion. Je ne l’ai pas mis à jour à part le format et la suppression de deux liens périmés.

Summary in English

Charles Taylor recently made a big splash in the Quebec media by renouncing, very publicly, one of the key recommendations of the Bouchard-Taylor Commission (ban on religious symbols for public servants in positions of authority). For that reason, I am republishing here an old article from 2007 in which I reveal some very disturbing details about this so-called philosopher.

The English version of this blog is still available on my site Living Without Religion.

Les médias ont salué l’obtention du prix Templeton par le philosophe Charles Taylor. Mais qui est derrière ce prix ? Que signifie-t-il et pourquoi a-t-il été décerné à Charles Taylor? Voici les réponses troublantes que j’ai trouvées.

Qui est Charles Taylor ?

Charles Taylor, philosophe canadien à la Northwestern University en Illinois, USA, et anciennement à l’Université McGill à Montréal, est récipiendaire du Prix Templeton 2007. Il est le premier canadien à recevoir ce très généreux prix, dont la valeur monétaire cette année s’élève à 800 000 livres sterling (presque 1 900 000 $ canadiens). Le Prix est accordé annuellement à un individu ayant contribué au « progrès de la recherche et de la découverte dans le domaine des réalités spirituelles. »

Les médias québécois et canadiens ont très chaleureusement accueilli cette nouvelle, donnant l’impression que ce Prix Templeton serait un prix d’excellence académique, comme le Prix Nobel, avec l’ajout d’une dimension « spirituelle ». Dans Le Devoir du 15 mars 2007, Guy Laforest écrit: « La nouvelle nous arrive comme ce soleil du printemps qui réchauffe nos coeurs: le philosophe Charles Taylor vient de recevoir le prix Templeton pour les hautes qualités morales et spirituelles de l’ensemble de son oeuvre. » Selon l’animateur de radio Michael Enright (The Sunday Edition, CBC, 8 avril 2007), Taylor a gagné le « gros lot académique ».

Charles Taylor, Prix Templeton 2007Cliquer pour agrandir Charles Taylor, Prix Templeton 2007

Cet événement fut d’autant plus remarquable qu’il est survenu quelques semaines seulement après la nomination du même Charles Taylor à la coprésidence d’une commission parlementaire québécoise – la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles — ayant le mandat d’étudier le dossier des accommodements dits « raisonnables » (religieux pour la plupart) et de faire des recommendations. La Commission devra rendre son rapport en 2008.

Que vaut un prix? On ne parle pas ici de sa valeur monétaire, mais plutôt de sa valeur « morale », pour ainsi dire, un indicateur du mérite de l’individu qui le reçoit. Une façon de mesurer cette valeur serait de considérer le but déclaré du prix, la nature de l’instance qui l’octroie, et l’ensemble des individus qui se sont vus octroyer le prix dans le passé, et pourquoi ils ont été choisis.

Le but du Prix Templeton

Selon son site web, le Prix Templeton favorise le progrès en matière de religion. Tout comme, dans les derniers siècles, des progrès majeurs ont été réalisés en production alimentaire, dans les transports, en médecine, en électronique et en cosmologie, Templeton préconise la recherche et le progrès en « réalités spirituelles » et en « information spirituelle ».

L’objectif serait d’accroître la « perception humaine de la divinité », d’accélérer la « créativité divine » et d’utiliser divers moyens, en particulier la recherche scientifique, afin d’aider les gens à voir « l’infinité de l’Esprit Universel qui crée toujours et actuellement les galaxies et tout être vivant » et à voir « les diverses façons dont le Créateur se révèle ». Le Prix serait accordé sans distinction de race, de croyance, de sexe ou de situation géographique.

La Fondation John Templeton

Cette fondation a été établie en 1987 par John Templeton, homme d’affaires et citoyen britannique d’origine américaine, né en 1912, qui s’est enrichi grâce à la gestion de fonds mutuels internationaux. La Fondation attribue de nombreux prix et bourses – surtout pour des projets qui brouillent la ligne entre science et religion –, dont le Prix Templeton n’est que le plus important. Quelques exemples, pigés dans les thèmes principaux de la Fondation, sont signalés dans l’appendice I.

À la question « La Fondation est-elle un organisme religieux? », la FAQ du site web répond ainsi: « Non, nous ne faisons pas la promotion de la religion. Nous appuyons la recherche scientifique… » La Fondation se défend d’avoir des liens étroits avec le mouvement « intelligent design » (ID), qu’elle considère un mouvement politique, tandis que la Fondation est une « entité apolitique. » Mais l’attitude de la Fondation à l’égard de cette pseudoscience demeure ambigüe. Bien que rejetant toute hypothèse qui nierait des faits solidement établis par la science, comme l’évolution des espèces, la Fondation favorise le débat autour de l’ID, prône avec enthousiasme le rapprochement entre science et religion, et suggère que l’étude de l’histoire de la vie sur terre pourrait révéler une finalité et un dessein cosmiques, voire divins. Selon la Fondation, la science soutenant l’ID n’est pas solide (« sound »), tandis que le consensus scientifique est que l’ID n’a même pas le mérite d’être faux, car il n’est pas une hypothèse scientifique mais plutôt une assertion religieuse déguisée en science.

Cette ambivalence ressemble beaucoup à la position pseudo-évolutionniste du Vatican, qui, d’un côté, reconnaît la validité de l’évolution des espèces, solidement appuyée par la science, mais qui maintient tout de même qu’un créateur aurait mis en branle et guidé ce processus. C’est ce qu’on appelle le « créationnisme évolutionniste ».

La Fondation est actuellement gérée par le fils John M. Templeton, chrétien évangélique et chef de Let Freedom Ring, un organisme de la droite américaine.

Les anciens récipiendaires

La première récipiendaire du Prix Templeton, en 1973, fut la très controversée Mère Teresa, véritable icône de la charité chrétienne. Selon certains, y compris le pape Jean-Paul II qui l’a béatifiée en 2003, elle mériterait la qualification de sainte. Selon le journaliste Christopher Hitchens, auteur du Mythe de Mère Teresa, elle était une intégriste catholique dont la plus haute priorité était la propagation de sa foi et de son image, et qui, en les propageant, faisait plus de mal que de bien. La lecture de la liste des autres récipiendaires du Prix Templeton est aussi révélatrice (voir l’appendice II). La plupart de ces récipiendaires sont soit des scientifiques prônant un rapprochement entre science et religion, soit des prédicateurs, chrétiens surtout.

Charles Taylor, récipiendaire 2007

Charles Taylor est philosophe catholique renommé, né à Montréal en 1931, auteur de plusieurs ouvrages dont Hegel, Sources of the Self et Varieties of Religion Today: William James Revisited. Il est récipiendaire de plusieurs distinctions dont la célèbre bourse Rhodes de l’Université Oxford (1952), conférencier marianiste (1997) à l’University of Dayton, une des plus importantes universités catholiques américaines, et le titre de Grand Officier de l’Ordre national du Québec (2000). Il a été quatre fois candidat néo-démocrate (sans gagner) aux élections fédérales dans les années 1960. Il a aussi conseillé le pape Jean-Paul II au sein du Club de Castel Gandolfo, là où le pape a sa résidence d’été.

Taylor compte utiliser l’argent du Prix dans la poursuite de ses études du rapport entre le langage et le sens linguistique d’un côté, et l’art et la théologie de l’autre, et dans le développement de liens entre sciences humaines et biologiques.

En tant que chrétien modéré, Taylor désapprouve bien sûr les intégrismes religieux. Mais il critique encore davantage le sécularisme qui exclurait la religion de la sphère publique, et la spiritualité de la science. Pour lui, la modernité doit englober la « dimension spirituelle » et le fait d’ignorer cette dimension serait dommageable pour la société. Selon Taylor, le rationalisme des Lumières voulait évacuer la morale et la spiritualité comme vétustes et anachroniques. On lui reconnaît donc ce préjugé classique du croyant incapable de concevoir la moralité sans croyance surnaturelle.

Dans une entrevue accordée en novembre 2006 au quotidien italien La Repubblica, Taylor explique comment il est possible, selon lui, de transcender les conflits tribaux: « c’est une vision religieuse, […] parce que nous sommes tous des enfants de Dieu, et […] il y a cette vision universaliste qui a, en l’occurrence, des bases profondément chrétiennes ». Voilà une interprétation bien curieuse de l’histoire. Le christianisme, comme les autres religions, n’a-t-il pas été bien davantage cause de conflits que solution? La recherche de valeurs universelles – de droits humains, d’égalité, de libertés –, ne s’est-elle pas faite à chaque époque contre la résistance assidue des autorités religieuses? Si chaque humain était, selon Taylor, un « enfant de Dieu », que dirait-il des incroyants qui ne reconnaissent pas l’existence de son dieu hypothétique? Sont-il exclus de cette belle famille?

Dans des entrevues récentes, Taylor est particulièrement contrarié par les propos de Richard Dawkins, auteur de The God Delusion. Dawkins constate que la religiosité des croyants modérés sert à légitimer la foi des intégristes, étant donné qu’ils partagent la même idéologie théiste, même si les deux camps ne l’interprètent pas nécessairement de la même manière. Dans une entrevue transcrite sur le site de la Fondation, pour contrer cette observation fort raisonnable, Taylor sort le vieux canard associant l’athéisme avec le totalitarisme communiste, comme si les totalitaires et Dawkins s’inspiraient d’une idéologie commune.

Le bilan

Le thème prédominant que l’on constate dans l’ensemble de ces considérations est la pseudoscience théologique bien plus que la science. La fondation Templeton se réclame d’être apolitique et de ne pas faire de prosélitisme religieux. Pourtant, il est évident que cette Fondation promeut la théologie, et ce, en particulier chez les scientifiques.

Dans le discours de la Fondation et du Prix, il y a de multiples références à des qualités morales comme l’amour et le pardon et aussi de nombreuses mentions de la divinité, de la création, de « l’Esprit Universel » et ainsi de suite, qui seraient apparemment derrière ces qualités morales. On reconnaît ici — tout comme chez Taylor — ce qu’on peut appeler le créationnisme déiste ou créationnisme de la morale, le principe anti-scientifique au coeur du théisme et du déisme, selon lequel la morale serait d’origine divine, c’est-à-dire que c’est le « Créateur » qui aurait créé les principes moraux. L’approche scientifique serait de chercher les origines de la morale humaine là où elle se manifeste, chez l’humain, dans l’évolution de ses comportements et de ses sociétés. Mais la Fondation ne s’y intéresse apparemment pas.

Pour résumer, on peut dire que la Fondation Templeton finance la recherche orientée par la propagande religieuse. Dans les activités financées par la Fondation, on constate de nombreux exemples d’embrouillement de la démarcation entre science et théologie. On voit mal comment un individu comme Mère Teresa, qui expliquait la douleur du cancer en phase terminale par des baisers de Jésus, ou Charles W. Colson et les autres prédicateurs récipiendaires du Prix, auraient pu contribuer à la science que le Prix Templeton prétend promouvoir. De toute évidence, l’excellence académique n’est pas sa première préoccupation.

Dans la mesure où le Prix peut être assimilé à un prix académique, le philosophe Charles Taylor est mieux qualifié que bon nombre des anciens récipiendaires. Mais chez Taylor aussi, l’aspect théologique est très fort, et même rehaussé d’une athéophobie marquée. C’est un ami des religions, mais pas un ami de la laïcité.

La prétention d’attribuer le Prix Templeton sans distinction de croyance paraît incompatible avec son but déclaré, cette déclaration étant fortement imbue de théisme, ou du moins de déisme. La Fondation pourrait facilement faire un pas important vers la résolution de cette contradiction en suivant le très pertinent conseil de Harold Kroto, lauréat Nobel en chimie en 1996, que le prochain Prix soit accordé à Richard Dawkins.

Implications pour la laïcité

Ces deux événements presque simultanés – la nomination de Charles Taylor à la commission parlementaire chargée d’étudier les accommodements religieux, et l’octroi du Prix Templeton au même individu – ne peuvent qu’être inquiétants pour ceux et celles qui reconnaissent l’importance de la laïcité.

En effet, cette commission aura le mandat de bien définir la question des accommodements religieux, sonder les opinions de la population québécoise, et finalement de formuler « des recommandations au gouvernement afin que les pratiques d’accommodements soient respectueuses des valeurs communes des Québécois ». Cette commission dira donc au gouvernement si les accommodements religieux sont recevables ou non, et dans quelle mesure. Les enjeux sont majeurs.

Dans le décret de création de la commission, on lit au tout début qu’une des valeurs fondamentales de la société québécoise est « la séparation de l’Église et de l’État ». La laïcité est donc parmi les plus hautes priorités du mandat de cette commission. Taylor a une vision plutôt multiculturaliste, ce qui laisse présager une approche plus communautariste que laïque. Bien plus qu’un simple croyant, il a acquis, de par ses travaux et activités, le statut de porte-parole catholique. Ses opinions concernant la place de la religion dans la société moderne implique une position antilaïque. Et il vient de recevoir une immense bourse d’une Fondation notoire pour sa promotion de la théologie en milieu scientifique. Les implications pour la laïcité au Québec ne sont pas reluisantes.

Conclusion

Où est le problème? diront certains. Il ne s’agit pas de fonds publics. Que John Templeton donne son argent à qui il veut! Mais lorsque la somme est considérable, que le bénéficiaire de cette somme joue un rôle important d’intérêt public et influent au niveau des lois et de la laïcité, et, qu’en plus, le donateur et le bénéficiaire sont reconnus pour leurs orientations proreligieuses et implicitement antilaïques, il y a effectivement lieu de s’inquiéter.

Il y a lieu aussi de demander si Taylor n’est pas dans une position de conflit d’intérêts. À mon avis, Charles Taylor a le devoir éthique de démissionner de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, et le premier ministre Jean Charest a le devoir de lui demander cette démission.

Appendice I : Quelques bourses et prix offerts par la Fondation John Templeton

  • Sous le thème Evolution, une bourse de US $ 2 millions pour étudier « l’évolution et la théologie de la coopération » dans le but de transcender « la disjonction entre darwinisme séculier et le fondamentalisme religieux ».
  • Sous le thème Forgiveness, US $ 4.5 millions pour « la recherche sur la nature et l’efficacité du pardon ».
  • Sous le thème Freedom & Free Will, une bourse de 10 000 US $ accordée à une école de théologie pour « miner le réductionnisme neurobiologique » dans la science du cerveau et l’étude du libre arbitre.
  • Sous le thème Humility, une bourse de 126 000 $US, accordé à un collège baptiste, pour l’étude de la psychologie de l’humilité.
  • Sous le thème New Concepts of God, 5.8 M $US pour une programme sur l’impact de la religion et la spiritualité sur les sciences.
  • Sous le thème Prayer & Meditation, plusieurs bourses, totalisant quelques millions de $US, pour des travaux sur l’efficacité de la prière.
  • Sous le thème Science and Religion, un programme de 7,2 M $US pour l’institut Metanexus; une bourse de US $ 5 millions pour étudier le cheminement spirituel de scientifiques; une bourse de 2 M $US pour la science et le christianisme orthodoxe en Roumanie; un programme de 4 M $US pour les « perspectives globales en sciences et spiritualité »; ainsi que plusieurs autres bourses de valeur importante.
  • Sous le thème Self-Control, des bourses totalisant 2,2 M $US pour étudier l’efficacité de la modification de comportement dans la prévention du sida en Ouganda.
  • Sous le thème Spirituality and Health, des bourses totalisant 5,8 M $US pour étudier la guérison par la spiritualité et sujets connexes.
  • Sous le thème Ultimate Reality, des bourses totalisant 8,8 M $US pour étudier les fondements de la physique et de la cosmologie, y compris les implications philosophiques et théologiques.

Appendice II : Quelques anciens récipiendaires du Prix Templeton

  • Mère Teresa (1973).
  • Sarvepalli Radhakrishnan (1975), philosophe et ancien président de l’Inde.
  • Billy Graham (1982), prédicateur évangélique américain.
  • Aleksandr Solzhenitsyn (1983), auteur russe qui préconise la thèse que l’athéisme mène nécessairement à la dégénérescence morale.
  • Carl Friedrich von Weizsäcker (1989), Paul Davies (1995), Ian Graeme Barbour (1999), John C. Polkinghorne (2002) et George F. R. Ellis (2004) pour leurs oeuvres mariant physique et théologie.
  • Charles Birch (1990), généticien australien qui voit dans la biologie le dessein de Dieu.
  • Kyung-Chik Han (1992), prédicateur évangélique presbytérien coréen.
  • Charles W. Colson (1993), ancien conseiller auprès du président américain Richard Nixon, incarcéré pour son rôle dans l’affaire Watergate et fondateur de Prison Fellowship, un mouvement évangélique oeuvrant en milieu carcéral.
  • Michael Novak (1994), « pionnier dans le domaine de la theologie économique ».
  • William R. Bright (1996), fondateur de Campus Crusade for Christ, un mouvement évangélique oeuvrant en milieu académique.
  • Sigmund Sternberg (1998), facilitateur de rapprochement entre le Vatican et l’état d’Israël.
  • Holmes Rolston III (2003), écologiste et prédicateur presbytérien.
  • Charles H. Townes (2005), lauréat Nobel en physique (1964) qui prône le rapprochement entre science et religion.
  • John D. Barrow (2006), astrophysicien et coauteur (avec Frank J. Tipler) de The Anthropic Cosmological Principle. Le principe anthropique se rapproche des thèses téléologiques comme l’ID.

Références

  1. John Templeton Foundation
  2. The Templeton Prize
  3. Let Freedom Ring
  4. Christopher Hitchens, Le Mythe de Mère Teresa, version française de The Missionary Position, Verso, 1997
  5. La modestie de provincialiser l’Europe, entrevue avec Charles Taylor dans le quotidien italien La Repubblica

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